Magdi Senadji
Tout commence par des femmes et des arbres. Des gestes, du vent. Des passantes et des mails ombragés, des mains longues sur des nappes, des trottoirs lisses. Magdi Senadji fait du monde une villégiature. Il le décide tôt, sa vie sera de photographies et de livres, de promenades en ville, de raffinement. Un guet pour relever un détail, une jupe ou un rideau. Il aime les jeunes femmes et les vieux messieurs, les tenues légères et la retenue, mais la pluie, seulement sur les vitres. C’est un homme affable ne sachant respirer loin des capitales, un élégant distrait, tel le surnomme Bernard Lamarche-Vadel, mettant sur le même pied enseigne lumineuse, col de chemise, flaque noire ou chignon lâche : des images qui vacillent entre visible et imprévisible.
Pourtant, dans sa vie même, Magdi Senadji se plaît à trancher : il préfère le Bourgogne au Bordeaux, le Robert au Larousse, la Méditerranée à la côte atlantique et la ville à tout le reste. Il sait mieux que personne où aller, que choisir et qui honorer. Il s’est déjà rendu sur les lieux de Gombrowicz. D’Italie, il a rapporté des Eclats romains ; à Paris, il a fait le portrait de Georges Lambrichs. Il va bientôt visiter, dans le midi, le cabanon Le Corbusier ; il a le projet de se rendre à Prague, de mettre ses pas dans ceux de Bohumil Hrabal. Mais avant, il y a encore l’Inde ou la Tunisie, des jardins, des fontaines, des soieries.
Entre chaque voyage, il vient à Princé, ce bourg enjambant Ille-et-Vilaine et Mayenne où il retrouve les amis. Toujours en été, croit-il. Sa propension à ignorer ce qui ne reluit pas est grande. D’ici, il ne veut retenir que l’opulence des feuillages, la tiédeur des soirs quand nous ouvrons des bouteilles et des livres pour y trouver ce qui étincelle, l’énigme des images et des mots. Il tend l’oreille à d’improbables bruits de talons féminins, ferme les yeux, se rue dans les faubourgs de Carthage ou ceux du Caire, confond Kuchuk-Hanem et Salammbô. Façon de maudire la campagne.
Ceci n’a qu’un temps. Mais il ne lâche pas Flaubert. Il réunit dans sa bibliothèque romans, biographies, correspondances, collectionne les éditions diverses, fréquente Louise Colet, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet.
Curieusement, il remet à plus tard la lecture de Madame Bovary, tergiverse longtemps avant de s’y résoudre, comme s’il craignait de ne pouvoir sauver cette femme nantie d’un mari au nom impossible. Car, bien sûr, il connaît l’histoire et les maris l’insupportent.
Puis, il lit. Et relit. De ce livre, il dira qu’il lui a pris des jours et des nuits. Presque autant que pour Flaubert, pas loin de sept années durant lesquelles Emma le possède. Elle le vrille entre la mémoire du récit et le présent où il avance. Il va lui redonner une confiance de jeune couventine, des désirs peu articulés. L’irrésolution aussi, et la colère. Il va la faire revivre et mourir encore.
Tout commence par des femmes et des arbres, à la fête des moissons, quand les bêtes sont étrillées et les corsages garnis des cocardes de juillet. La campagne se fait aimable pour cet homme qui la déteste tant. Magdi Senadji se rend partout où pétillent les fétus de paille, où rôtissent des volailles. Il recense nuques et bras de jeunes filles, pains et seins ronds, le monde se déployant comme la roue du paon. Chaque image est une page, il le vérifie le soir, en rentrant, faisant défiler la noce, les émois et les accrocs. Ce ne sera peut-être pas l’ordre exact, que sait-on de la prééminence d’un songe ? Il n’illustre rien, il recueille, pour l’heure, les traces les plus proches. Insectes, mottes de terre et vaches. Aussi nombreuses ici que dans le pays d’Auge. Et les mouches de fin d’été se noyant dans chaque verre de cidre dans chaque ferme. Les portraits d’Emma sont dans les musées, celui de Charles est en creux : dans le regard en coin des autres hommes, avide. C’est à Jérusalem que Magdi Senadji reconnaît Berthe : grillagée.
L’été se termine, les bœufs ont le mufle baveux, Rodolphe pointe son nez, le temps corrompt le pistil d’un arum. Magdi Senadji sait qu’il va devoir aller très loin pour exhumer d’autres vestiges, partout où la mort se présente, plus ou moins travestie. De toute façon, il ne peut plus refuser, Emma, flamme prête à se faire moucher, ne lui laisse aucun répit. Elle l’oblige à considérer certains crépuscules, certains lieux, des burnes et des burettes, la boue. Ses prétentions de petite provinciale ne sont que les détails d’une Vanité, grand genre baroque. Crâne à Croisset, fœtus à Dijon, cercueil garni de dentelles à Prague et ici, à portée de main, vulve sanglante de vache, moineau estropié, fleurs, et mouches toujours, vrombissant jusque dans le nom d’un peintre, Auguste Toulmouche, auquel Magdi Senadji emprunte une scène : Le billet. Envoyé par Léon, sans doute, promettant les plus capiteux des péchés. Le fiacre est annoncé depuis longtemps, ses roues tournent à l’unisson de celles d’une moissonneuse-batteuse, Flaubert l’avait prévu. Depuis longtemps, Emma « eût bien voulu, ne fût-ce au moins que pendant l’hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendît peut-être la campagne plus ennuyeuse encore durant l’été. » Les photographies relèvent les angles morts, l’ennui pris en flagrant délit, suintant à travers les interstices des heures. Tout fuit avec une vitesse effroyable.
Voudrait-il se déprendre de l’entreprise que Magdi Senadji ne le pourrait plus, il est saisi : il fait un livre sur la mort, sur l’hystérie, sur l’art, quelque chose de physique, dit-il. Il veut un beau livre avec cris de jouissance et d’agonie. Il se détache, plus de Gustave Flaubert, plus de Madame, plus d’Emma.
La couverture est radicale : Senadji, Bovary.
Danielle Robert-Guédon